VI

Le juge Ti étudie l’envol des bœufs dans les entrepôts de soie ; le mari de six femmes enflamme son lit.

 

 

En quittant sa demeure, au petit matin, pour monter dans le palanquin qui devait le conduire à l’entrepôt principal de M. Hong, Ti constata que sa cour d’honneur avait changé de teinte. Cela faisait quinze ans qu’il n’avait plus vu la capitale dans son manteau immaculé. Il avait toujours aimé le spectacle de cette pureté funèbre, que ce soit dans les paysages de campagne désolés par l’hiver ou dans les bourgs, dont la crasse devenait invisible. Chang-an, plus que toute autre ville, profitait de cette bénédiction, de cette purification, de ce trompe-l’œil qui la rendait si harmonieuse, si simple, si paisible. Il entrouvrit le rideau latéral, malgré le courant d’air froid provoqué par le déplacement de sa litière, afin de jouir d’un décor aussi parfait que fugace.

Ma Jong et Tsiao Tai suivaient à pied. Les passants n’avaient pas encore été assez nombreux pour dissoudre la neige tombée au cours de la nuit, si bien que les pieds des porteurs et des lieutenants s’enfonçaient dans une sorte de mousse glaciale. Ballotté comme un panier de riz au bout d’une palanche, Ti comprit que ses serviteurs avaient pressé le pas afin de se réchauffer.

Réserves et boutiques de vente en gros étaient adossées aux murs extérieurs du marché de l’est. C’était là, dans cette partie de la ville habitée par les riches, qu’on pouvait se procurer les articles de luxe. Hsi Ling-su, dieu de la soie, trônait au-dessus du porche, en effigie multicolore. Les portes venaient d’être ouvertes, les employés du magasin s’activaient déjà à vérifier, trier, étiqueter et ranger les marchandises reçues peu avant la fermeture. Dès que les lieutenants eurent brandi leurs bannières, tout le monde abandonna son poste pour se prosterner devant le directeur de la police civile métropolitaine. Seul manquait le patron, invisible depuis l’attentat qui avait coûté la vie au comptable Du.

— Mon maître, clama Tsiao Tai, désire savoir qui d’entre vous a vu l’ignoble assassin qui a sévi entre ces murs.

Un vieux mal rasé, au dos voûté, qui se présenta comme l’aîné des vendeurs, assura Son Excellence que personne n’avait rien vu de tel. Au reste, ils n’en étaient guère étonnés : ces tueurs professionnels passaient pour posséder le don d’invisibilité.

Ti connaissait cette superstition. Une parfaite maîtrise des arts martiaux permettait aux criminels les plus habiles de sauter les murs et de courir sans bruit sur les toits dans leurs chaussons de feutre, ce que le petit peuple attribuait à la sorcellerie ou à une pratique du tao mal entendue.

Ils lui confirmèrent en revanche que leur patron avait été provisoirement ruiné, mais Ti les soupçonna de répéter une leçon apprise à coups de taëls et de menaces. Il se demanda ce qu’il resterait de ce beau discours dans une salle d’audience, face aux bourreaux chargés de renforcer les arguments de la justice à l’aide de gourdins, de fouets et de pincettes, instruments fort utiles pour délier les langues que l’argent a empâtées.

Hélas, celui qui en savait le plus long sur ce point, le comptable, dormait dans le dernier cadeau offert par son bienfaiteur, un beau cercueil laqué. Si Ti avait pu penser que Hong Yun-Qi tirait le moindre bénéfice de ce crime, il n’aurait pas été loin de le soupçonner.

Il se fit montrer l’endroit précis où le drame s’était produit. C’était une remise à deux étages située au fond de la dernière cour. Le lieu était certes isolé, mais ce n’était pas le choix idéal pour un forfait. Il était difficile d’accès, même pour un magicien capable de bondir sur les toits. En outre, il était encaissé comme un piège à souris. En un mot, c’était la réserve d’un commerçant avisé, non une pagode offerte à tous les adorateurs de passage. S’il se mettait dans la peau du vil tueur à gages, aussi difficile que cela fût pour un mandarin de sa qualité, Ti devait admettre qu’il aurait plus volontiers accompli son forfait dans n’importe quelle ruelle ténébreuse.

Il demanda à voir l’objet qui avait écrasé le comptable. On lui montra une caisse bien trop courte pour avoir provoqué des blessures depuis les pieds jusqu’au front. Ses arêtes et sa ceinture de cordages ne correspondaient pas non plus à la description du médecin. Ti pria Ma Jong, le plus solide de ses adjoints, de la soulever, et celui-ci l’enleva presque sans effort.

— On se moque de moi, grogna le mandarin.

Il doutait qu’elle fût assez lourde pour causer les dégâts qu’il avait constatés sur le cadavre, même une fois remplie de tissus pliés serré.

— À votre avis, quel est le poids d’un bœuf adulte ? demanda-t-il à la cantonade.

Ma Jong déposa la caisse sur le plateau de la balance utilisée pour les livraisons. L’autre plateau fut garni de contrepoids. L’arme du crime ne pesait pas plus lourd qu’un veau de printemps né avant terme. Peut-être était-ce assez pour tuer, mais non pour enfoncer un crâne et briser autant d’os.

Enfin, un examen plus précis de la caisse montra qu’elle n’était nullement abîmée. Soit elle bénéficiait d’une bien meilleure résistance que le corps des comptables qui servaient à amortir ses atterrissages, soit elle n’avait jamais quitté le sol.

Ti ordonna aux boutiquiers de mesurer avec exactitude la hauteur du grenier. Leur métier consistait à toiser des étoffes toute la journée, cette tâche ne leur posa aucun problème. La terrasse la plus élevée était haute comme quatre fois un homme. Ti supposa qu’une chute que rien ne viendrait ralentir avait toutes les chances d’être mortelle, surtout si la victime heurtait le sol de tout son long. Comme il n’y avait aucun obstacle, le corps ne porterait aucune marque particulière, hormis celles causées par l’écrasement. Voilà qui était bien plus crédible. Du Man-Hua avait été poussé d’en haut, s’était écrasé sur la terre battue, on avait renversé sur son cadavre la première caisse venue. Dans ce cas, M. Du était bien la victime visée par l’assassin. Hong Yun-Qi avait dû engager un tueur pour exécuter son comptable, et non lui-même. Mais pour quel motif ? Et pourquoi recruter quelqu’un pour perpétrer un crime qu’il pouvait aussi bien commettre de ses mains ? Une fois arrivé à ses fins, pourquoi venir déranger Ti chez lui et le supplier de débusquer le criminel ?

Un détail subtil frappa soudain le magistrat. Ce n’était pas le commerçant qui avait sollicité son aide le premier. C’était sa Principale, inquiète pour la vie de son cher époux, qui avait usé de son influence pour le faire recevoir.

Cela changeait tout. Le sombre nuage de la colère s’épaissit dans le ciel intérieur du mandarin. Plus il avançait dans cette enquête, plus il lui semblait que le gros marchand l’avait trompé. Il décida de faire un crochet par la demeure du menteur avant de s’encombrer des Wo pour le reste de la journée.

« Et d’abord, pourquoi n’est-il pas retourné travailler, alors que je l’y avais autorisé ? » se demandait Ti tandis que ses porteurs le menaient d’un bon pas chez Hong Yun-Qi. Il espérait que le négociant n’avait pas filé pour échapper à l’emprise inéluctable d’une intelligence aiguisée.

Ma Jong écrasa le heurtoir de bronze contre la lourde porte des Hong.

— Votre Excellence est rapide comme l’éclair ! s’exclama le portier en découvrant la litière du magistrat. Votre vélocité est un grand réconfort pour notre infortunée maison !

Ti suivit le domestique sans bien comprendre ce qui se passait. Il remarqua une odeur de brûlé qui se fit plus forte au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans la demeure. Au détour d’un couloir, il découvrit Hong Yun-Qi allongé sur un coffre, sous une fenêtre ouverte. Son appréhension de le trouver mort se dissipa immédiatement. Le gros marchand était au contraire très agité, ses mouvements erratiques trahissaient une panique irrépressible. Sa robe était noircie de haut en bas. Une servante tâchait de lui bander les pieds, une autre, de lui appliquer un onguent sur les bras. Il voulut se lever pour courir au-devant du mandarin, mais ses brûlures lui arrachèrent un cri et il tomba sur les genoux en sanglotant.

Afin de lui laisser le temps de reprendre ses esprits, Ti pénétra dans la chambre à la suite du domestique.

Du superbe lit-cage en chêne ouvragé il ne restait qu’un tas fumant d’où émergeaient des montants calcinés et des lambeaux de brocart. Le serviteur expliqua qu’ils avaient été ameutés par les hurlements de leur maître, pris au piège du meuble, dont les rideaux s’étaient enflammés. Ils avaient eu grand mal à l’en retirer alors que le feu prenait au matelas.

Ti retourna auprès du blessé.

— Cette fois, on a voulu me faire griller vif ! glapit celui-ci, en s’étouffant avec un liquide fort que son cuisinier s’acharnait à lui faire ingurgiter.

— Ne peut-il s’agir d’un accident ?

— Non, non ! C’est moi qu’on visait ! Je n’avais pas laissé de lampe allumée ! On a mis le feu à mes tentures pendant que je dormais !

Voilà qui ne cadrait plus guère avec la théorie élaborée par Ti. Mécontents de l’entourloupe, les gens de Banpao avaient-ils décidé de le punir de son mensonge, ainsi qu’ils l’avaient promis ? Avait-il lui-même attenté à ses jours, poussé par le remords, la peur ou la folie ? Un concurrent avait-il sauté sur l’occasion pour tenter de le supprimer ?

Bien sûr, s’il était bien l’assassin de son comptable, Hong Yun-Qi avait pu mettre en scène l’incendie, de manière à écarter de lui les soupçons. Mais pouvait-on croire qu’il était bon acteur au point d’avoir l’air si terrifié ? Ou assez perfectionniste pour s’infliger de telles brûlures ?

Ti déclara qu’il allait ouvrir une action officielle et donna rendez-vous à tout le monde en salle d’audience pour le lendemain.

Sa première tâche consista à se rendre au ministère de la Justice afin de solliciter la faveur de juger une affaire criminelle, bien qu’il ne fût plus magistrat du siège.

— J’allais vous en prier, Ti, répondit le sous-secrétaire qu’il parvint à rencontrer après avoir attendu deux heures dans un corridor. L’ambassadeur des Wo sera ravi d’assister à une séance de notre implacable justice impériale.

Ti comprit enfin pourquoi on lui avait confié ce barbare. En fait de « bonnes manières », c’était le fonctionnement de la police qu’on souhaitait le voir inculquer à son protégé. L’instauration d’un ordre public organisé faisait partie du vaste plan de civilisation de ces peuplades de l’Est lointain. Or qu’y avait-il de plus civilisé qu’un appareil judiciaire efficace, équitable, qui maintenait les règles immémoriales voulues par le Ciel ?

Il se rendit à la commanderie et rédigea les procès-verbaux de convocation de ses témoins : les Hong mari et femme, le contrôleur des morts et quelques habitants d’un charmant village des faubourgs.

 

Diplomatie en Kimono
titlepage.xhtml
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Lenormand,Frederic-[Juge Ti NE-14]Diplomatie en Kimono(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html